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Interview de Clément Gass, un coureur exceptionnel


Le 6 septembre dernier, lors de la 5ème édition du Trail du Haut-Koenigsbourg, la sensation du jour aura été la participation de Clément Gass, déficient visuel, ovationné lors de la remise des prix, qui avec son gps et une canne aura parcouru seul (à l'exception du passage dans le chateau) les 25km du trail court. Après le Trail du Kochersberg, c'est sa première participation à un trail de Montagne, et parti dernier pour ne pas être gêné, il aura remonté près de 200 concurrents pour se classer 663ème sur les 839 participants. Un exploit ! Une semaine plus tard le voilà sur le marathon de Colmar, accompagné cette fois de son guide Christian Hommaire. L'Alsace en courant a voulu en appendre un peu plus sur ce coureur exceptionnel, qui dans sa pratique, peut être un guide, exemple à suivre, un espoir pour beaucoup... Rencontre !

>> Revoir le Reportage au 20H de TF1 - Clément Gass, non-voyant, court un trail en toute autonomie


Bonjour Clément. Peux-tu te présenter ?

[ Clément ] J'ai 28 ans et suis presque non-voyant de naissance (acuité visuelle de 1/50 en vision périphérique et 0 en vision centrale, qui me permet de percevoir des contrastes de couleurs et de deviner les bordures de chemins). Je pratique la course à pied depuis une dizaine d'années, pour m'oxygéner et échapper à la sédentarisation que peut provoquer non seulement le handicap, mais aussi une vie d'étudiant en mathématiques puis de statisticien Insee.

Enfant, j'ai eu la chance que mes parents m'emmènent en randonnée sur des sentiers de montagne, où trop peu osent s'engager avec des déficients visuels. J'ai ainsi pu apprendre à composer avec les obstacles et mouvements de terrain sans les voir, et à développer les réflexes permettant de tenir debout malgré les chocs et surprises dont sont victimes les pieds quand on ne peut pas voir où on les pose. Je me plaisais à arpenter seul la campagne après avoir appris les moindres détails des chemins aux alentours du domicile familial. Plus tard, c'est tout naturellement que je me suis mis à courir, afin de pouvoir parcourir de plus grandes distances, les jambes étant le seul moyen de locomotion qui m'est autorisé. Puis mon moyen de déplacement est devenu un sport, façon de joindre l'utile à l'agréable. Je pouvais courir en autonomie sur terrain connu, ou découvrir de nouveaux lieux grâce à des amis coureurs, en particulier Christian Hommaire avec qui je m'entraîne depuis deux ans et demi. Pour être en mesure de courir en autonomie partout, l'élément manquant était un outil de guidage performant.

Peux-tu présenter le concept qui te permet de courir en autonomie ?

[ Clément ] Pour courir en autonomie, il faut avant tout de bons réflexes et une bonne technique de canne pour appréhender l'environnement à portée immédiate. Pour me diriger et me repérer à une échelle plus vaste, j'utilise l'application Navi Rando, développée pour Android et iOS par l'Université de Strasbourg. Cette application tire parti du GPS, mais aussi des autres capteurs dont sont équipés les smartphones de bonne qualité (boussole, gyroscope, accéléromètre). En effet, le GPS seul n'est efficace qu'avec une bonne vision des environs, les indications étant données relativement au chemin et à la position de l'utilisateur, et pertinentes uniquement lorsque ce dernier est en mouvement. Mais charge à lui d'orienter son corps dans la bonne direction pour suivre le chemin : s'il se trouve de biais et avance vers la rivière voisine plutôt que le long du chemin, le GPS lui annonce tout de même qu'il doit aller tout droit. Les autres capteurs permettent de relativiser l'information à l'axe corporel de l'utilisateur, de sorte à pouvoir se diriger même sans vision du chemin. Si je suis face à la rivière, Navi rando m'indique donc de faire un quart de tour.

En plus des indications calculées automatiquement selon la trace du parcours et l'orientation corporelle, l'application peut annoncer des informations ajoutées lors d'une première reconnaissance du parcours pour affiner le guidage. Finalement, j'entends des indications de type "midi, 51 mètres, chemin à 3 heures ; quitter la route forestière et prendre sentier raide débutant par quelques marches descendantes". Cela signifie que je dois continuer tout droit sur 51 mètres puis tourner à droite, et que je dois me préparer à ralentir car le terrain devient plus difficile. L'information est répétée et actualisée toutes les 7 secondes, je l'aurai donc à nouveau quand je serai à 28 mètres du début du sentier si je cours à 12 km/h. Le débit vocal de la synthèse est réglé à 300 mots/minute pour que les informations me parviennent vite et sans retard par rapport à ma course. Cela demande une grande concentration, qui s'ajoute à l'effort physique de la course.

Peux-tu revenir sur ce projet mené par un doctorant, qui est venu à Strasbourg, et qui grâce à toi a pu relancer son projet ?

[ Clément ] L'idée de cette méthode de guidage est née de la collaboration entre René Farcy, chercheur à Paris-Orsay, et de Gérard Muller, randonneur alsacien non-voyant. Jesus Zegarra a commencé le développement de l'application dans le cadre de sa thèse. Il est venu à Strasbourg après l'obtention de son doctorat, et poursuit le développement grâce à la fondation universitaire. Celle-ci doit sans cesse rechercher des partenaires financiers pour que le projet se poursuive. L'application était d'abord consacrée à la randonnée et aux déplacements urbains. C'est de ma rencontre avec Jesus au printemps dernier qu'est venue l'idée de l'adapter à la course à pied. Cela nécessite plus de réactivité, et de gérer différemment les informations fournies par les capteurs, car l'appareil est davantage secoué, ce qui complique la détermination d'un référentiel pour estimer l'orientation corporelle. Avec les trails dans les montagnes boisées des Vosges se pose aussi le problème de la réception du signal GPS. Nous réalisons de nombreux tests et l'application est en constante évolution. La course à pied n'est qu'une des nombreuses facettes du projet. Je suis aussi testeur exigeant du volet urbain de l'application, qui me sert au quotidien. L'application est aussi en train d'être adaptée à la navigation à l'intérieur des bâtiments, en l'absence de signal GPS : cela fonctionne déjà sur le campus de Strasbourg. Nous sommes plusieurs testeurs à confronter les recherches théoriques à la pratique, ce qui permet d'aboutir à un outil vraiment utile. La dimension humaine du projet est au moins aussi importante que la dimension technique : plusieurs associations participent au projet pour accompagner des personnes déficientes visuelles vers l'autonomie. Le handicap est trop souvent synonyme d'exclusion, de confinement chez soi ou de surprotection, et l'apprentissage d'un bon outil de guidage peut y remédier en donnant la confiance qui manquait pour s'aventurer dans des univers qui semblaient inaccessibles.


Quelle va être ta prochaine épreuve en solo ? As-tu une épreuve en particulier que tu souhaiterais réaliser ?

Mon prochain défi en autonomie est le semi-marathon du Mont Saint-Odile le 18 octobre. C'est un terrain moins chaotique que lors de mes deux premières aventures (Kochersberg et Haut-Koenigsbourg). J'espère donc gagner en vitesse, ce qui augmentera encore la sensation d'indépendance et de liberté qui fait oublier le handicap lors de la course en solo. Cette fois j'espère bien que c'est ma condition physique qui donnera le rythme et non les contraintes liées au terrain et à la technique. Le logiciel a été amélioré et je devrais disposer d'un nouveau prototype de support de maintien du smartphone, donc cela semble bien parti.

Le THK est proche du maximum que je puisse affronter en termes de difficulté topographique, au-delà la prise de risque serait trop importante. Pour l'instant je ne suis pas non plus fait pour des distances excédant 50 km. J'ai un bon rapport poids/puissance qui m'avantage dans les montées, où les surprises du terrain se gèrent aussi plus facilement qu'en descente. Mon objectif ultime serait donc un trail sur terrain de type THK mais au profil montant. En Alsace je ne vois que la montée du Grand Ballon, mais on doit bien pouvoir trouver une course équivalente avec le double de distance et de dénivelé dans les Alpes, ou pourquoi ne pas rêver du triple dans les Andes ? La question reste à creuser durant une longue soirée d'hiver...


Interview réalisée par Nicolas Fried.

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